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Quelques pages

Dernière mise à jour : 1 déc. 2019

Pour la parution du recueil de nouvelles de fantasy "Le dernier vol du dragon", en ce mois de décembre, découvrez les premières pages du livre, et un aperçu des illustrations réalisées par les artistes Step et Sophie Duchaine...



" Il caressait la surface rugueuse du flanc de la bête. Sa main était animée d’une sorte de frisson, peut-être dû aux milliers d’écailles qui se hérissaient légèrement au contact de sa paume. Il avait la sensation de parcourir d’innombrables plaques de métal, jointes les unes aux autres – d’ailleurs, c’était de cela qu’il s’agissait : une armure, une armure vivante. Il s’efforçait d’apaiser la créature, tout autant qu’il se remémorait le passé : à certains endroits, des balafres et des blessures anciennes dessinaient des lignes blanches sur la peau froide. Il avait vécu quelques-uns de ces combats lui-même, d’autres dataient du temps de son père, et d’autres encore se perdaient hors de toute mémoire.


Le dragon, couché sur le côté, avait laissé tomber sa tête sur les dalles du palais, comme si elle était devenue trop lourde. Ses pupilles d’ambre le fixaient de temps à autre, avant de replonger derrière ses paupières. La main d’Alek s’immobilisa contre le ventre gigantesque, qui vibrait et se gonflait périodiquement. Il savait qu’on ne sentait pas leur cœur battre, mais il pouvait voir les muscles rouler sous la surface de cette cathédrale de chair, abritant une puissance qui aurait pu les balayer tous si la bête l’avait voulu.

Elle avait toujours été immense. Alek n’avait jamais été qu’un enfant face à elle.


Derrière lui, le vieux mage finissait de ranger ses instruments dans une sacoche de cuir.

— N’y a-t-il rien que l’on puisse faire ?

— Vous l’avez vu vous–même, seigneur Alek. Les reflets cuivrés sur sa peau s’étendent. C’est le dernier stade.

La queue serpentine ondula, raclant le sol avec un bruit mat.

— N’avez-vous aucun remède ?

C’était le dernier dragon du bastion. Et même de toutes les vallées assemblées. Alek savait ce que sa mort représenterait pour le pays, et pour tous les hommes. Le mage acheva de refermer sa veste écarlate, glissant un à un les boutons dorés dans leurs ouvertures. Une lueur de lassitude passa sur ses traits sans âge.

— Je suis navré. Les livres ne disent rien de plus, et tout pouvoir a ses limites.

Alek baissa la tête. Il saisit une large pièce brillante dans une poche de son vêtement et la tendit au vieil homme, qui laissa sa main posée contre la paume du seigneur, comme le voulait la coutume. Alek eut l’impression qu’elle ne pesait rien.

— Je dois me presser d’écrire ce que j’ai observé ce soir, ajouta le mage. D’ici peu, nous ne nous rappellerons même plus avoir eu cette conversation.

Il quitta la salle, sans que ses pas ne résonnent sous les hautes voûtes.

Le dragon souffla bruyamment, ce qui fit trembler les flammes d’un chandelier posé sur la table. Alek le savait lui aussi. Il ne faisait plus que se le répéter. D’ici peu, plus rien n’aura d’importance.

Il s’agenouilla près de la tête, qui avait une taille d’homme, et lui dit doucement :

— Ne t’en fais pas, Thuban, mon vieil ami. Je vais rester avec toi cette nuit.


Il avait fallu dix hommes pour l’aider à sortir, pour retirer les portes de leurs gonds de métal, et, lorsque les étroits couloirs n’étaient pas praticables, ouvrir des brèches dans les murs à l’aide de masses. Leurs coups avaient résonné dans tout l’édifice, propageant une onde sourde, comme un battement de cœur précipité. Alek en tête avait encouragé le dragon, avec patience. Les grandes marches avaient été l’étape la plus périlleuse, mais finalement Thuban avait consenti à se traîner à pas lents et lourds jusque dans la cour de marbre blanc, plissant les yeux sous la lumière aveuglante du dehors. Il avait semblé humer l’air autour de lui, comme pour deviner ce que serait cette journée. Une brise froide tourbillonnait contre les murailles, et faisait onduler la membrane ridée de ses ailes, qu’il inclina par instinct. La peau pendait, souple et fine comme celle des chauves-souris, claquant au rythme des drapeaux au sommet des lances.

Sous le plein soleil, Alek constata avec effroi que les taches brunes s’étaient encore propagées : plus de la moitié des écailles arboraient désormais cet éclat terne. Le sang d’automne. Il fallait faire vite.

Un char immense (à vrai dire, une plate-forme munie de roues) attendait, devant lequel on avait attelé vingt chevaux, qui devinrent très nerveux en présence du dragon. Certains gardes eux-mêmes, dont Alek devinait à leurs regards qu’ils n’avaient dû jusqu’ici qu’apercevoir la bête, ou ne l’avaient jamais vue du tout, avaient crispé leur main sur leur ceinture et n’osaient plus bouger. Un chuchotement se déployait partout. L’un des hommes s’approcha :

— Seigneur Alek, est-ce qu’il réussira à se hisser dans le char ?

— Ne vous inquiétez pas. Et faites reculer ces hommes.

Il ressentait une grande colère, à voir qu’ils osaient arborer cet air méfiant, cette peur. De ne pas avoir compris, depuis toutes ces années, qu’ils devaient à la créature de ne plus avoir à verser leur sang dans des guerres sans cesse recommencées. Et il se réjouissait presque que l’oubli les frappe bientôt : ces gens ne méritaient pas le dragon.



Thuban comprit sans mal ce qu’on lui voulait, et monta sur le char. On fixa de grands arcs de bois souple au-dessus de la structure, puis l’on y déroula une tenture qui servirait de toit en même temps qu’elle dissimulerait aux curieux la nature de l’expédition. Alek donna ses ordres, les fouets sifflèrent pour faire partir les chevaux, et doucement l’équipage se mit à avancer. Il fallait atteindre la vallée blanche avant le soir : jusque-là, le chemin était en pente régulière, ce qui simplifiait les choses. Quelques gardes les escorteraient.

Lui s’était installé à l’arrière avec la bête, assis contre le bord, calant ses pieds contre les griffes noires, longues comme des épées. Le dragon avait posé sa tête sur ses pattes, on aurait dit un chat au repos. Il daignait à peine observer le paysage. Alek ne l’avait jamais autant regardé que ces jours derniers, passant des heures entières à lui parler, sans obtenir d’autre réponse que ce regard insondable de statue. Il s’était pourtant pris à penser que la créature avait des attitudes humaines par moments, il lui avait prêté du dédain, de l’apaisement, de l’acceptation. Peut-être avait-il rêvé tout cela. Ce n’était peut-être qu’un reflet de ses émotions à lui.


Il devait avoir six ans quand son père l’avait autorisé à voir Thuban pour la première fois. « Tu ne devras jamais lâcher ma main », avait-il dit, avec un accent de peur dans la voix qu’il ne lui connaissait pas jusqu’alors. Ils avaient pénétré dans l’aile militaire du palais, là où il était interdit de s’aventurer, même pour le fils du seigneur. Après ce qui lui avait semblé une longue marche au fil d’escaliers descendant toujours, de portes à se faire ouvrir et de pièces remplies de soldats en armures, qui se raidissaient à leur passage, ils arrivèrent devant une grille dont les barreaux avaient l’épaisseur de ses bras d’enfant. Là, son père ralentit le pas, et le rendit plus silencieux. Il se pencha vers lui, le fixa dans les yeux :

— Tu te souviens de ce que je t’ai dit, Alek ? Quoi qu’il se passe, surtout ne crie pas. Il ne faut pas lui faire peur.

Il agrippa fermement sa main, et ils entrèrent. Il faisait sombre. Une obscurité vaste et haute.

— Il n’aime pas beaucoup la lumière, chuchota son père, comme pour répondre à ses questions intérieures.

La salle dans laquelle ils se tenaient était l’endroit le plus grand qu’il avait vu de sa vie. Il n’en discernait pas les contours avec précision, mais il avait le sentiment que le palais entier aurait pu tenir dans cette caverne. Ils étaient dans un ventre de pierre.

— Il sait que nous sommes là, tu sais. Il doit être en train de te renifler. C’est ici qu’il dort, quand il ne vole pas ; il y a une ouverture, tout au fond de la grotte, qui donne sur la falaise.

A mesure que ses yeux s’habituaient à l’ombre, Alek avait commencé à remarquer une masse mouvante, devant lui, accompagnée d’un bruit qu’il reconnaîtrait instantanément ensuite tout au long de sa vie : celui d’une peau qui glissait.

— Il faut lui tendre ta main ouverte, sans aller trop vite, mon fils.

Alek avait fermé les yeux, et levé lentement son bras, en serrant ses mâchoires. Quelque chose de froid était venu contre ses doigts. Comme une roche irrégulière, et qui bougeait.

— Il s’appelle Thuban. Un jour, avait dit son père, c’est à toi qu’il répondra.



Jusqu’à ce qu’il devienne seigneur à son tour, Alek n’avait pas cru que ce serait possible, qu’un tel géant puisse se plier à sa voix à lui. La nuit qui avait suivi sa rencontre avec la créature, il n’avait pas pu dormir. Il n’avait fait que penser à ce monstre, qui rôdait sous son lit, sous le sol, dans le cœur noir du palais. Son père était resté assis dans un fauteuil, près de son chevet, à tenter de répondre à toutes ses questions.

Non, on ne savait pas quel âge il avait. Oui, il comprenait ce qu’on lui disait, en tout cas les intentions, comme les ordres d’attaque. Y en avait-il d’autres, comme lui ? On n’en connaissait pas. On n’était pas certain qu’il y en avait eu. Ils peuplaient les légendes et les livres, mais curieusement, personne ne pouvait parler des dragons éteints. On ne se souvenait pas, tout simplement. Il avait fini par être clair qu’ils disparaissaient de notre mémoire. Qu’en mourant, ils emportaient avec eux tous nos souvenirs de leur existence.

— Alors moi non plus, un jour, je ne me rappellerai plus, papa ?

Son père avait souri, et caressé ses cheveux avec douceur.

— Tu ne seras pas triste, alors ça n’a pas d’importance.

Plus rien n’aura d’importance.


(A suivre...)


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