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A l'intérieur

Ma peur a six ans. Elle a les traits d’un petit garçon à l’allure fluette, aux yeux tour à tour effarés ou en colère, qui refuse qu’on le raisonne. Il n’aime pas les bruits du dehors ni ceux de mon corps, il ne supporte pas la nouveauté, il se débat quand je l’approche pour le calmer, il me frappe et m’échappe, courant un peu partout dans l’espace de mon esprit, désœuvré de pièces en pièces dans la trop grande maison trop petite autour de lui, recroquevillé en tremblant dans un coin, les dents serrées, tout tremblant, puissant.

En réalité il a bien moins que six ans, il n’a que quelques mois, je dirais un an tout au plus. Il est mon premier souvenir, la première image mentale qui s’est inscrite en moi. La première chose que je me rappelle est un bébé qui est moi et qui pleure dans les bras de mon père. Nous habitons en Bretagne et nos voisins ont une ferme. On m’y emmène visiter l’étable, les vaches, et le bruit des machines qui rugit (peut-être les trayeuses ?) m’effraie, je hurle et mon père me tient en me parlant doucement, il rit lentement pour m’apaiser. Pour toujours cette ferme est ma première venue au monde conscient. Aujourd’hui encore l’odeur du purin dans les champs, si pénible pour tant de gens, évoque en moi un étrange sentiment de plénitude, celle de l’enfance primitive, lointaine et absolue, celle que l’on ne rejoint plus jamais, qui s’éloigne éternellement sans jamais me quitter.


J’ai longtemps haï ce souvenir et ce qu’il symbolisait. Pourquoi étais-je pétri de cette marque initiale inquiète ? Allait-elle déterminer mon existence ? Serais-je donc, puisque je n’avais pas su être fort, puisque mon esprit avait enfoncé en moi ce clou lui répétant que le monde était d’abord effrayant, quelqu’un qui tremblerait et n’oserait pas ? Allais-je m’abriter tout au long de ma vie et chercher des bras pour mon inquiétude, des murs de maison tranquille, des rythmes rassurants ? Il m’est souvent arrivé de penser que j’étais fait de peur, qu’elle déterminait mes actions, mes refus, la ligne de mes décisions.


Je ne voyais qu’à moitié. Il faut du temps pour que nos yeux grandissent. En réalité il y a tout autant, chez cet enfant qui pleure, de crainte que de paix : parce qu’il y a mon père, et sa voix, et la chaleur de son torse qui m’englobe. Pourquoi choisir que ce premier souvenir serait une peur ? Il peut tout aussi bien être la certitude que tout va bien, que ce n’est rien, que j’ai tort de craindre.


Choisissons qui doit l’emporter en nous.


Dans le film « Complots », sorti en 1997, Mel Gibson incarne le chauffeur de taxi Jerry Fletcher, un individu paranoïaque passant ses journées à délivrer à son entourage les théories du complot dont il est persuadé ; tout ce petit monde le regarde comme un fou sympathique, jusqu’au jour où l’une de ses théories se réalise. Dans le flot de ses délires, il a par hasard visé juste. Mais pour lui, c’est une preuve de plus de la véracité de tout son mode de pensée. Lorsque la police vient à son domicile pour l’interroger, il déclenche l’ensemble des pièges qu’il avait préparés depuis des années en prévision de ce jour : incendie programmé, verrouillage des issues, fuite par une trappe secrète dans le sous-sol.


J’adore cette scène, parce qu’elle symbolise à merveille le fonctionnement de nos esprits par moments : nous hébergeons tous un enfant de six ans qui passe son temps à se préparer au pire (il n’a que cela à faire) et ne manquera pas de hurler qu’il avait raison, si jamais la vie commence à ressembler à notre angoisse intérieure. Un enfant qui n’hésitera pas à vouloir incendier notre petit monde, à nous crier de fuir par la trappe du sous-sol.


Il ne faut pas laisser Jerry Fletcher prendre le contrôle, mais il ne faut pas le laisser dehors ou le combattre. Il se débattra de toute façon et nous fera mal. Il faut essayer de l’accueillir chez nous. Viens si tu veux, mais tu ne resteras pas. Tu n’as rien à craindre de moi, et je suis insensible à ton bruit. Je l’entends mais il n’est pas à moi. Garde tes cris.


Certains enfants intérieurs ont si bien convaincu leurs hôtes que devenus adultes ils se construisent de vraies forteresses, en sous-sol, enterrées, avec une porte blindée, et y stockent de la nourriture, des batteries, des masques à gaz. Ils y entassent des kilos de peur. Ils se préparent à y vivre des années s’il le faut. Ils ont fait de cette survie une préoccupation quotidienne. Elle les définit même : ce sont des survivalistes. Parce que la fin du monde est proche, c’est évident, tous les signes autour le montrent. Le moment venu, ils descendront et fermeront la trappe et attendront que la planète au-dessus ait fini de se disloquer.


Et pourtant, pourtant, une petite lueur brille encore, puisque même dans leur réalité de fin du monde, précisément, certains survivront, dont eux, sinon ils ne dépenseraient pas tant d’énergie. L’enfant pleure très fort dans leur esprit, il a presque pris toute la place, mais il n’a pas pu faire disparaître tout à fait la voix de leur père, ni sa chaleur. Ce ne sont que les deux faces indissociables de la même pièce mentale.


Voilà peut-être pourquoi l’écrivain Stephen King a choisi, dans les romans du cycle de La Tour Sombre, que les personnages qui veulent en frapper d’autres d’ignominie leur lancent la phrase : « Tu as oublié le visage de ton père. »


Si les temps vous troublent, si l’enfant en vous s’agite avec toute sa peur, pardonnez-lui. Il est si petit, il ne peut pas tout savoir, que tout cela passera, comme toute chose. Il ne peut pas comprendre.


Mais vous, si.

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